Projet Naroo : les plaques photo d’antan guident l’astronomie moderne
[ Dans son numéro 574 (décembre 2020 – janvier 2021), le magazine Ciel & Espace consacrait un très beau reportage (signé par le journaliste Guillaume Langin) au projet Naroo mené par l’enseignant-chercheur de l’IPSA, Vincent Robert. L’IPSA vous propose à présent de le découvrir en intégralité avec l’aimable autorisation de Ciel & Espace. Vous pouvez également lire le reportage sur le site du magazine en suivant ce lien. ]
À l’Observatoire de Meudon, quatre experts en mécanique céleste numérisent d’anciennes plaques photographiques. Scannées avec la plus grande précision au monde, ces archives recèlent des trésors scientifiques fort utiles aux astronomes d’aujourd’hui.
Qui se souvient du temps où la lumière, après avoir parcouru les milliards de kilomètres qui nous séparent des astres, rencontrait dans le fond des télescopes non pas une caméra, mais une plaque de verre ? Les photons réagissaient alors avec la fine émulsion de cristaux d’argent déposée à sa surface. Et dans l’obscurité des coupoles, cette réaction laissait une marque indélébile sur le verre que les astronomes pouvaient ensuite examiner, comme on observe le ciel au travers d’un carreau. Cette époque vous semble archaïque ? Et pourtant, l’astronomie argentique n’est pas si ancienne. Jusque dans les années 1980, de nombreux observatoires ont continué à employer des plaques photographiques. Le capteur CCD, pourtant inventé dès 1969, a tardé avant que son pouvoir de résolution ne puisse rivaliser avec celui des cristaux d’argent. Pendant près d’un siècle, l’astronomie s’est ainsi faite sur des plaques transparentes et rigides, comme celles aujourd’hui tirées des archives par l’équipe de Vincent Robert, à l’Observatoire de Meudon, au sud-ouest de Paris.
À deux pas de la grande coupole de l’observatoire de Meudon (à gauche), la collection de plaques photographiques du projet
Naroo contient des planètes ainsi que quelques sujets historiques (à droite) © Guillaume Langin
Dans l’entresol du bâtiment 14, les quatre chercheurs du projet Naroo (pour New Astrometric Reduction of Old Observations) se sont constitué une petite bibliothèque où l’on trouve 6 000 clichés historiques. « Notre clichothèque contient des photos de Mars, de Saturne, de Jupiter et de leurs les astronomes bénéficient d’un étalement temporel si grand qu’il leur révèle les plus infimes variations dans les mouvements des corps célestes. C’est exactement ce type de données anciennes qui ont permis à Valéry Lainey, également membre de la collaboration, de publier en juin 2020 la vitesse à laquelle Titan s’éloigne de sa planète. Le plus gros satellite de Saturne s’en écarte de quelque 11 cm par an. Une vitesse qui… augmente avec le temps ! Contrairement à la Lune autour de la Terre, les satellites des planètes géantes semblent s’en éloigner de plus en plus vite, a-t-on découvert cette année. Et cela grâce satellites respectifs. Les plus anciennes datent de 1927 », décrit Vincent Robert. Simple lubie de collectionneurs ? Nullement. Si ces enveloppes, soigneusement entreposées par date et par astre, sont consultées aujourd’hui, c’est bel et bien pour faire de la science. Et plus précisément de l’astrométrie, discipline qui détermine la position des astres. En raccordant ces mesures d’antan avec celles actuelles, à la conjonction des données modernes recueillies par la sonde Cassini, postée autour de Saturne de 2004 à 2017, avec celles de plaques photo centenaires, dont certaines prises par l’Américain Edward Barnard en 1913.
Précision extrême
Retournons en 2020, aux abords de la forêt de Meudon. Avant de passer les plaques photographiques à la moulinette de l’informatique moderne, encore faut-il pouvoir transformer l’argentique en numérique. Autrement dit, scanner ces archives avec la plus grande précision qui soit.
C’est là tout l’enjeu du projet Naroo. Dans des locaux neufs contrastant avec l’aspect vétuste des coupoles à l’extérieur, l’équipe a installé un numériseur de haute volée : Naroo trône dans la pièce jouxtant la clichotèque. L’instrument y est pleinement opérationnel depuis avril 2019. « Pour l’astronomie, notre scanneur est le plus précis du monde », note Valéry Lainey. « L’erreur commise sur la distance entre deux points de l’image est inférieure à 60 nm », souligne Vincent Robert. Une broutille devant les dimensions de 12 et 18 cm des plaques, jadis fabriquées par Kodak. Pour atteindre un tel niveau de détail, 250 000 € ont été déboursés. Le prix à consentir pour s’offrir 1,5 tonne d’ingénierie de précision.
L’éclipse de Soleil de 1919 © Guillaume Langin
Les images ainsi obtenues sont analysées pour les besoins de l’astronomie moderne © Guillaume Langin
La chasse aux vibrations
Posé sur une plaque absorbante complétée par quatre vérins à eau, l’engin ne subit pas la moindre vibration. Ni celle d’un collègue qui marche dans le couloir d’à côté, ni le passage du train de banlieue qui circule sous l’observatoire. Le socle qui reçoit les plaques photo se trouve lui-même sur une platine sur coussins d’air. « Ce type de platine est construite par l’entreprise Newport. Elle est capable de mouvements très fins puisqu’en temps normal, elle sert à réaliser des cartes en microélectronique », explique Valéry Lainey. De fait, à l’inverse d’un scanneur traditionnel, la photo défile ici sous une caméra au capteur hypersensible. « Si sensible qu’il détecte le faible rayonnement infrarouge de la caméra de contrôle installée dans l’angle de la pièce, s’amuse Vincent Robert. Ça gêne les mesures. Je dois éteindre cette caméra et ne peux plus observer Naroo pendant qu’il scanne. » Dans l’obscurité de la pièce, dont la température est contrôlée au dixième de degré près, la plaque défile pendant 5 minutes afin que de petites portions rectangulaires de l’image soient photographiées chacune à son tour. À la centaine, ces « imagettes » sont ensuite assemblées en une image de haute résolution dont la taille excède le gigaoctet. Pour une plaque de type Schmidt, aux dimensions supérieures, comptez 5 Go.
Numériser la position des satellites du Système solaire avec une telle précision ne s’est toutefois pas fait en un jour. « J’ai commencé à travailler sur ces thématiques en 1974 avec les Américains, se souvient Jean-Eudes Arlot, ancien directeur de l’IMCCE de l’observatoire de Paris. C’est grâce à mes relations de longue date avec l’un d’eux, Dan Pascu, que l’Observatoire naval des États-Unis (USNO) nous a prêté la plupart des 6 000 plaques. » À l’époque, les sondes Voyager se préparent pour un périple qui les amènera jusqu’aux confins du Système solaire. Mais les positions des astres les plus lointains sont floues. « Prenez New Horizons, pourtant lancée quarante ans plus tard en 2006. Pour cette mission à destination de Pluton, les Américains se sont mis à scanner des plaques des années 1930 », explique Valéry Lainey. Passées au numériseur en 2014, tandis que la sonde approchait de la planète naine, certaines plaques sont directement issues de l’observatoire Lowell, où justement Clyde Tombaugh a découvert Pluton en 1930. Pouvait-il imaginer alors que ses observations guideraient une voyageuse interplanétaire 80 ans plus tard ? « Sans ce type de contributions, en plus des observatoires modernes, la position de Pluton n’était connue qu’à 1 000 km près. Ce qui peut poser des problèmes au moment d’orienter la sonde pour photographier l’astre qu’elle survole… » commente Valéry Lainey.
Avant d’utiliser Naroo, Vincent Robert, Valéry Lainey, Josselin Desmars et Jean-Eudes Arlot (de gauche à droite) inspectent
les plaques à la loupe binoculaire © Guillaume Langin
La Mama et sa descendance
Pour les missions spatiales des années 1970-1980, il n’est toutefois pas question de créer de grandes et lourdes images. L’informatique de cette époque n’est capable de stocker que quelques centaines de kilooctets. Les scanneurs fonctionnent autrement. À l’aide de composants appelés photodensitomètres, ils explorent point par point les clichés, enregistrant les différentes teintes de noir et de blanc afin de produire de longues listes de coordonnées astrales. « L’observatoire de Nice possédait un instrument de ce type, mais il était générique, témoigne Jean-Eudes Arlot. À l’observatoire de Paris, nous avons entrepris de fabriquer notre propre instrument : Mama, pour Machine à mesurer automatiquement. » Coût de l’opération : 5 millions de francs pour l’institut de recherche, visiblement déjà coutumier du sur-mesure. Dès 1982, la Mama se met ainsi à dépouiller plaque après plaque à raison de 300 000 points de mesure à la seconde, soit environ une heure par plaque. Ce faisant, elle produit des catalogues d’objets avec une précision de 1 micron. Outre-Atlantique, dans les locaux de l’USNO à Washington, on emploie un instrument du nom de Starscan. Cousin américain de la Mama, il restera en activité jusque dans les années 2010, toujours sans produire d’images, mais des listes de données. À l’inverse, des images sont produites à Boston dès 2006.
L’intégralité des plaques présentes dans les collections de l’université d’Harvard est passée au scanneur. Une entreprise colossale puisqu’il s’agit au bas mot de 500 000 clichés. Le 27 août 2020, l’équipe de ce projet baptisé Dasch annonçait avoir scanné sa 400 000e plaque. « Dasch répond principalement à une volonté d’archivage. L’équipe ne se soucie pas des déformations dues aux variations de température, ni même aux reflets de lumière parasite qui peuvent survenir en plein jour », commente Vincent Robert.
Naroo numérise les plaques photo posées sur sa plateforme avec une immense précision © Guillaume Langin
Qualité plutôt que quantité
Dans le monde actuel, seuls deux instruments peuvent être comparés à Naroo. Le premier à Shanghai, de confection japonaise. Le second, baptisé Damian, à l’observatoire royal de Belgique, qui a servi de modèle pour Naroo. « Naroo est en quelque sorte la petite sœur de Damian, illustre Valéry Lainey. Mais aujourd’hui, Damian est employé environ 70 % de son temps pour d’autres usages que l’astronomie. Par l’Institut géographique national de Belgique d’une part, ou pour numériser des œuvres d’art. » Forts de leur expertise, les chercheurs ont activement participé à la conception de Damian à partir de la fin des années 2000. D’ailleurs, les 6 000 plaques photo de la clichotèque de Meudon ont déjà toutes été scannées par Damian. Parmi elles, l’équipe de Vincent Robert s’était focalisée sur les deux satellites Deimos et Phobos, pourtant très difficiles à observer par leur faible lueur comparée à celle de Mars. Les images prises par Dan Pascu à partir de 1967 ont débouché sur une publication : « Nous avons montré en 2015 qu’en traitant aujourd’hui des photos des satellites martiens réalisées en 1970 avec un petit télescope au sol, la précision sur leur position était meilleure que celle mesurée par les sondes de la même décennie. Mariner 9, lancée vers Mars en 1971, ne savait où étaient Phobos et Deimos qu’à quelques dizaines de kilomètres près », indique Valéry Lainey.
Une performance vouée à croître. Car en plus de ses équipements modernes, Naroo dispose d’un nouvel avantage : le catalogue d’étoiles de Gaia. Véritable as de l’astrométrie, ce satellite européen mesure depuis 2014 la position d’un milliard d’étoiles avec une précision angulaire pouvant atteindre 10 microsecondes d’arc. C’est 1° divisé 360 millions de fois ! « Ces données sont essentielles pour effectuer ce qu’on appelle la réduction astrométrique, détaille Jean-Eudes Arlot. Car dans la chaîne de calcul de la position d’un satellite de Jupiter par exemple, les positions des étoiles observées sur la plaque doivent être connues le mieux possible. » Et puisqu’un service rendu en vaut un autre, Naroo va en retour permettre de tester les performances de Gaia ! « Certaines étoiles ont des mouvements complexes dans le temps. Posséder quelques points de mesure 100 ans plus tôt est une aubaine. Les gens de Gaia attendent ce type de points », indique l’astronome.
Deux photos de Mars prises sur une même plaque en 1967 © Guillaume Langin
Appareil pluridisciplinaire
De fait, Naroo ne compte pas se cantonner à l’étude des satellites planétaires. « Il peut être utile pour la détection de lentilles gravitationnelles, ou pour contraindre la relativité générale en mesurant précisément des astéroïdes qui passent près du Soleil », illustre Vincent Robert. L’étude d’objets transneptuniens est également tout indiquée, tant ces astres lointains tournent lentement autour du Soleil. Pluton, le premier découvert, boucle par exemple sa révolution en 248 ans. À ce rythme, les portions de trajectoires mesurées sont courtes si l’on n’étale pas le temps d’observation. Mais en cherchant encore plus loin dans l’espace et le temps, Naroo pourrait-il dénicher la planète 9, dont certains chercheurs sentent la présence au-delà de Neptune sans être encore parvenus à en tirer le portrait ? « Nous l’avons dans un coin de notre tête, mais je suis un peu dubitatif, confesse Valéry Lainey. La magnitude estimée de la planète 9 est très faible, aux alentours de 23 ou 24. Cependant, en améliorant les éphémérides planétaires, Naroo pourra fournir des données à la fois anciennes et de qualité. Mieux connaître les perturbations gravitationnelles qu’une neuvième planète infligerait aux objets transneptuniens s’avère très utile dans cette quête. »
Parallèlement à ces projets, la clichothèque de Naroo va bientôt s’agrandir. « Nous avons récemment signé une convention avec la Société astronomique de France pour obtenir des plaques prises par Flammarion et Quénisset à l’observatoire de Juvisy. Ainsi que d’autres appartenant à l’ESO (observatoire européen austral) pour l’étude d’Uranus », complète Vincent Robert. Puis, à la manière des observatoires modernes, Naroo sera très vite mis à la disposition d’autres équipes qui en feront la demande. « Nous allons bientôt publier les performances précises de notre instrument et nous constituerons un conseil scientifique qui aura la charge d’examiner les candidatures », envisage le responsable. Alors seulement, Naroo pourra se charger du reste : redonner leur titre de noblesse à des archives oubliées.
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